Je veux évoquer mon père en images, pour tenter de retenir le temps. Je sais que cela est vain, impossible. Ce qui est possible est de retenir quelques instants et morceaux de vie de ces moments-là.

Dimanche 20 août 2023. Le temps est brumeux. Je suis revenu depuis plus de 3 semaines, dans mes lieux d’adolescence, que je trouve changés car pendant mon absence la vie ici a bien sûr continué. Je me remets à regarder, faire des photos et remarque ce bel arbre dans le voisinage qui a grandi ici.
Résumé des circonstances de la mort de mon père : samedi 22 juillet, mon père, dans son 85ème été, assis dans le jardin, n’a pas répondu à ma mère qui lui demandait, comme chaque jour, s’il avait fermé les fenêtres de la serre. Mon père ne répondait pas. Lassitude ? Distraction ? Elle a trouvé son comportement inhabituel. La circulation du sang venait de se bloquer dans l’une des artères de son cerveau. Après qu’il ait passé un jour et une nuit à l’hôpital, il est revenu à la maison, où il a eu un deuxième AVC. Je suis alors venu. Retrouvailles, discussions qui ressemblent à celles que j’avais lors de mes trop brèves et rares visites. Dès le lendemain matin, samedi 29 juillet, il a eu un troisième AVC ( il s’est réveillé en répétant « je ne comprends rien », se tenant la tête à deux mains) et nous l’avons de nouveau amené à l’hôpital. A partir de ce jour Marcel n’est plus revenu chez lui. Ces AVC ont entrainé une aphasie, celle qui empêche de trouver le dernier mot des phrases, puis de plus en plus de mots, ce qui rendit la communication de plus en plus difficile. Ce qui a été insupportable c’est qu’il avait conscience de la situation dans laquelle il se retrouvait. Ses larmes, quand il nous voyait entrer dans la chambre, étaient celles de la conscience de sa fin. Claudie, ma mère, sa compagne depuis 65 ans, me dit, lors de cette 3ième hospitalisation, qu’il ne s’en sortira pas.. Mon père est décédé dans le service de neurologie, le 27 août, une situation jugée ( à tord ou à raison) plus compliquée ayant été découverte entre temps et ayant conduit à prendre le risque ( arrêt des anti-coagulant) qu’il ait un 4 ième AVC, ce qui ne manqua pas de se produire mais cette fois plus important (hémiplégie..)
Depuis 50 ans il avait, avec ma mère, créé un jardin – en achetant parcelle après parcelle, devant la maison qu’ils avaient fait construire au début des années 70.
Elle s’appelle Claudie. Il s’appelait Marcel. Des amis leur avaient offert ce couple d’hirondelles de métal, qui ont rouillé et que Marcel avait fini par ficher dans le tronc d’un pommier mort aussi, à son heure.. Un rosier – une des passions de Marcel – pousse à côté et je l’ai guidé vers ces deux hirondelles de métal..


Ils étaient tous deux instits, en maternelle pour ma mère. Ils avaient aussi été moniteurs de colonie de vacances où il était d’usage d’attribuer à chacun une sorte d’animal totem, qui devenait un surnom. Ma mère s’appelait « colombe » car elle avait vécu à Colombes. Mon père, « chevreuil », peut-être du fait de son aspect physique, peut-être aussi car il avait eu une enfance coureuse de champs. Mais point de chevreuil ni de colombe dans le jardin – juste des chevrettes à l’orée et des pigeons ramiers – et c’est un couple d’hirondelles de métal rouillé qui les incarnent ici à mes yeux.

J’ai posé ces arrosoirs après un arrosage sans aucune arrière pensée consciente. C’est ensuite que je les ai vus ainsi.

Des éléments – comme ce billot ou peut-être, ou pas, il s’asseyait, au chaud dans la serre – concentrent particulièrement l’empreinte, la présence passée et désormais l’absence.

Je vois – je cherche ? – dans le jardin, des significations possibles dans des éléments naturels. Les réalités matérielles peuvent prendre un tout autre sens selon les circonstances..

Le cerveau est irrigué par de multiples « tuyaux ». Une formidable architecture.

Une zone différente peut attirer l’attention.

Une obstruction, c’est comme un fil qui se rompt. La vie pleine et entière ne tient qu’à un fil. .

Ces gouttes après une pluie nocturne de fin d’été, sur une frange de la fleur, sont pour moi aujourd’hui comme un symbole de sa vie auprès de ces roses. Cette rose s’est épanouie quand il n’était déjà plus. Elle ne durera que quelques jours, c’est la nature des roses. Au fil de sa vie mon père a développé un goût pour les roses. Je ne sais comment ça lui est venu. Il a passé bien des moments de sa vie à en choisir, à en acheter, à en bouturer, à en planter. Il a écrit en peinture blanche, de sa belle écriture modèle d’instituteur, sur un bout d’ardoise percée d’un trou par lequel passe un crochet fiché dans une tige de bambou, le nom de ces dizaines de rosiers, afin de se souvenir de leur nom et que chaque visiteur puisse les connaître.

Marcel aimait la vie, a aimé la vie, sa vie. Il aimait parler avec les gens, connus ou inconnus. Il était à l’écoute, curieux d’eux et avait le sens de la relation. L’humour – comme cette rose, joviale d’être fripée malgré ses belles boucles d’oreilles – la joie, le sourire et le rire, étaient son naturel.

En ce matin de septembre, 3 semaines après, ces gouttes sur ces plantes choisies par lui, me font penser à lui, à son amour de la vie qui chaque matin, chaque printemps, se réveille.

Ce petit soleil rayonnant me fait penser à lui..

Ces gouttes sur ces feuilles de rosier me font penser aux êtres, proches ou de rencontres, qui lui ont été, qui lui étaient chers..

La nature, les plantes.. nous montrent – si on regarde d’une certaine façon – chaque jour, la beauté, la fragilité.. J’ose cette assonance légère : l’humidité de chaque nouveau matin nous montre l’humilité que nous devrions avoir face à la fragilité de la vie, car ces gouttes d’eau disparaitront bientôt, s’évaporant au soleil.

Ces quelques gouttes d’eau, donc de vie, au bord d’une pétale d’une rose qui ne « dure qu’un instant », côtoient un rameau déjà sec qui a porté une fleur il y a peu, non loin d’une nouvelle pousse .. C’est la vie, qui contient la mort et le renouvellement.
Mon père, Marcel, le jardinier, l’instituteur, Chevreuil, l’époux de Claudie, quels que soient les mots, ne parlait pas tranquillement ni facilement du sujet de la mort.

Bien sûr il « savait » – comme chacun d’entre nous devrions le « savoir » – qu’il était – qu’on est – chacun et lui-même, destiné à l’abîme définitif.. Mais entre le « savoir » et l’éprouver pour soi-même, seul avec son corps, il y a aussi un abime.. L’un de ses principaux, plus anciens et plus grands plaisirs, était de se déplacer à vélo, d’être dans les lieux, proches ( ou pas : il a parcouru plusieurs dizaines de milliers de km dans le sud du département), de rencontrer, au hasard des probabilités, des personnes de connaissance, du voisinage ou des inconnu(e)s. Alors que des années de prise d’un « médicament » soi-disant contre le cholestérol ( Tahor) avaient provoqué dans ses jambes des douleurs musculaires telles qu’il ne pouvait quasiment plus marcher, l’une des actions qu’il avait faite était d’acheter un mini-vélo à petites roues pour.. se déplacer moins difficilement dans le grand jardin.. Heureusement l’arrêt de la prise de ce « médicament » rendit ce vélo inutile et mon père me chargea de vendre ce vélo, ce que je fis..
Il y a quelques années il s’était fait « renversé », comme on dit, par un plus vieux que lui, à un carrefour, à 1 km de la maison. Lui sur son vélo, l’autre dans son auto. Il (Marcel) s’en est tiré avec une énorme ecchymose dans le dos. Cela ne l’a pas empêché de continuer. Un casque et un peu de prudence en plus, peut-être..

Cette ipomée – du jardin de cet été bien sûr, qui n’aura pas appris la nouvelle – comme un pavillon lumineux de phonographe – m’ a fait songer à la musique dite classique, que Marcel a découvert, adolescent peut-être (il entendait dans sa rue le dimanche matin une voisine qui chantait) puis au fil du temps, quelques récitals à l’hôtel de Ville de Vannes, des disques de Brassens, puis de Beethoven, Mozart.. un banjo mandoline qu’il s’était acheté avant ses 20 ans et puis aussi des airs joués dans des bals ( la Paloma, Petite Fleur, Only You.. qui sont certainement les souvenirs de toute sa génération). Claudie m’a raconté qu’ils s’étaient connus à un bal à Carnac-plage (au Boléro) et qu’elle avait été séduite par le sens de la danse de Marcel.
Sa goût et sa connaissance de la musique classique se sont développés. Doté d’une bonne voix de basse il a chanté dans une chorale qui deviendra la chorale-phare du coin, des chants profanes, sacrés et quelques populaires (mais anciens) pendant trente ans. Lui, l’instit’, chantant des chants sacrés dans des églises..

L’ipomée que j’ai photographiée ce matin a cette lumière de l’intérieure mais la fragilité de sa vie est déjà visible.

Combien de temps ces 2 gouttes d’eau seront là, en équilibre sur cette simple feuille de rosier du jardin ?

Marcel avait planté ce cèdre bleu de l’Atlas qui croît sous le ciel de Bretagne, à quelque distance (tout est relatif) du Maroc et de l’Algérie. Sa mobilisation en Algérie il en retenait du positif, car, refusant d’être officier comme l’armée le lui avait proposé, il a argué de son statut d’instituteur et il a pu enseigner à des enfants algériens. Honnêtement je ne sais s’il a pensé à tout ça quand il a choisi de planter cet arbre. Peut-être l’a-t-il fait consciemment ou inconsciemment. C’est une des nombreuses questions sur lesquelles je ne pourrai désormais ne faire que des hypothèses. Toujours est-il qu’il en a planté deux et l’un des deux est à 10 mètres de leur chambre.

Un peu d’Atlas dans le jardin. En Bretagne, les plantes qui en sont aujourd’hui « emblématiques », comme on dit, viennent du monde entier, du sud (cèdre de l’Atlas..), de l’Orient (cèdre de l’Himalaya, camélias, hortensias, rhododendrons..) et de l’occident (cyprès de Monterey, tulipiers de Virginie..). Les jardiniers amènent un peu du monde entier chez eux.

L’une des premières actions que j’ai faites quand je suis revenu et que je me suis occupé du jardin – dont mon père n’avait visiblement plus guère la force de s’occuper depuis quelques années – a été, je ne sais pourquoi, de tracer un chemin entre le jardin et cette parcelle éloignée, presque improbable, où il avait planté aussi des arbres. Saurai-je jamais son idée à ce sujet ? Mes parents avaient accepté d’acheter ces quelques hectares agricoles qu’on leur proposait. A une extrémité éloignée du jardin mon père avait planté quelques arbres, des bambous.. D’où lui venait donc cette envie semble-t-il irrépressible de planter ?
Depuis lors, l’une de mes principales actions, dans le jardin, et je ne sais s’il y a une signification particulière, est de scier et de faire tomber toutes les branches mortes à portée d’élagueur, pour éviter que ce bois mort tombe sur quelqu’un (principalement ma mère) et pour avoir du bois de chauffage (la tempête Ciaran, début novembre, me donnera l’occasion d’en faire beaucoup..).

Ce jeune châtaignier mort ramène la mort de mon père à des proportions plus modestes que celles qu’elles ont pour nous, ma mère , ma sœur et moi et ses autres proches, familiaux et amicaux.. Ne serait-il pas un peu comme cet arbre, dont la présence dans la nature a été, au bout du compte, éphémère ?


Cette silhouette de chat malingre que ma compagne a vue et m’a montré, mon père ne l’a probablement jamais vue, ne passant jamais, contrairement à nous, du temps le soir sur la terrasse à contempler, sentir les odeurs et écouter les bruits du jardin nocturne. Cette silhouette nous lui adressons chaque soir un geste de salut.

Cette feuille amortie, au gré du vent, me fait penser à lui.

L’un des derniers arbres qu’il avait plantés est ce cornouiller des pagodes, qu’il avait eu quelques difficultés à se procurer. Quelques jours après sa mort, le soir, quelques rayons du soleil déclinant se fraient un étroit chemin entre les grands arbres nombreux et caressent quelques minutes le haut de l’arbre encore jeune, n’éclairent que lui, laissant l’alentour dans l’ombre. Assis sur un banc j’ai guetté ces instants et tenté de les saisir, de les retenir, de les immortaliser.

Deux cônes du cèdre de l’Himalaya près de la maison.

Le jardin aussi est en deuil de son jardinier. Marcel a définitivement repris la clef des champs.

Quel bel hommage à votre père !
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Merci à vous, « anonyme ». J’ai mis plus d’un mois à faire les images, les choisir, écrire et réécrire. Je suppose que j’en avais besoin, n’ayant pas pu parler lors des funérailles. Le jardin était essentiel pour lui.
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Les photos sont superbes, l’émotion et votre façon de la transmettre aussi
Bravo pour cet hommage
Monique
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Merci beaucoup pour vos mots sympathiques. Très peu de personnes – y compris mes proches – regardant mon site, vos lignes seront probablement le seul retour que j’aurai, ce qui leur donne encore plus de valeur. Puis-je savoir si vous vous rappelez comment vous êtes arrivée à mon site svp ?
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Bonjour Enfant,
Je suis très touchée par cet hommage à votre papa, tout en poésie et en sensibilité. Que ferez vous de cet héritage ? je n’ose imaginer qu’il soit maltraité tant il est beau.
Je suis touchée parce que, comme lui, je plante, j’observe, je rêve, j’associe les plantes à mes voyages, à mes amitiés, à mes amours. J’ose espérer que mes enfants soient aussi respectueux et aimants que vous l’êtes.
réalisant une présentation sur la biodiversité pour un rucher école, j’étais à la recherche d’illustrations et Google m’a révélé ce petit trésor. Merci.
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Bonjour (Monique ?),
Merci pour votre beau message.
Cela me fait un peu bizarre de me faire nommer « enfant », car je viens de dépasser la soixantaine.. mais puisque nos parents restent nos parents on doit bien rester leur enfant..
Le jardin est toujours entretenu. Par ma mère – c’est ce qu’elle préfère faire, étant malvoyante elle ne peut plus lire -, par des professionnels et par moi quelquefois par an. J’ai bien l’intention de continuer à y faire ce que ma mère ne peut pas faire (tonte, élagage, tronçonnage des bronches et arbres tombés avec la tempête, tailles, débroussaillage..) et, qui sait, y retourner vivre un jour.
Ces lieux coïncident décidément à votre projet de présentation de la biodiversité d’un rucher école puisque pendant plusieurs années mon père y a fait son miel (..) grâce aux deux ou trois ruches qu’il y avait installées (il en reste aujourd’hui une, inoccupée).
Merci encore pour votre message. Si vous êtes dans la région ou de passage, il faudrait que nous organisions votre visite du jardin.
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